Le 26 septembre dernier, Science Po Executive Education Paris organisait une masterclass en partenariat avec Tomorrow Theory pour donner un avant-goût de son futur programme certifiant, sur le thème des innovations RH. Cette masterclass intitulée « Se préparer pour le futur du travail » était présentée par Jérémy Lamri, fondateur du LabRH et de Tomorrow Theory et auteur de 8 ouvrages autour des innovations RH ou encore des softs skills.
TW : cette conférence -et donc sa synthèse- contiennent beaucoup d'intelligence humaine ! 😉
« Mieux comprendre et appréhender les changements de notre monde, les impacts sur les comportements individuels comme sur les pratiques managériales, c’est tout l’enjeu des innovations dans le champs de RH, qui nécessite une approche éthique et réfléchie dès aujourd’hui pour agir de façon responsable demain », pose Jérémy Lamri en introduction.
Adopter les technologies en conscience et responsabilité
Et quand on parle de futur du travail, il faut commencer par distinguer travail et emploi. Selon Jérémy Lamri, ces deux notions sont souvent confondues : « alors que le travail c’est l’activité par laquelle on créé de la valeur socio-économique, aujourd’hui en 2023, nous en avons une vision déformée car tournée économique. Mais certaines formes d’activités sont fondamentales mais ne donnent pas lieu à une rémunération alors qu’elles sont essentielles au fonctionnement de la société ». Le sujet du futur du travail est bien là : « On parle du travail mais il faut aussi parler de l’emploi, ajoute-t-il. L’emploi, c’est le cadre qu’on met sur le travail. Le cadre roi c’était le CDI, mais ça bouge avec le freelancing, avec la gig economy et ces petits boulots, et de plus en plus d’entreprises qui reprennent la main sur les freelances au travers des services RH et non plus des services achats, pour s’occuper de leurs compétences, de leur formation, … ». Et d’ajouter qu’on ne peut pas parler de futur du travail sans se demander quel futur est désirable et en particulier l’impact des technologies et de leur évolution. On peut en 2023 imaginer différents « scenarii de civilisation », de l’effondrement annoncé par les collapsologues, en passant par la dystopie, l’utopie, la transcendance ou encore le néo-humanisme, qui est sans doute le scénario le plus souhaitable, mais si on veut savoir dans quel monde on veut vivre demain, il faut regarder les conditions dans lequel celui-ci va émerger : « Aujourd’hui des composantes sont peut-être jugées négatives mais seront utiles demain ou à l’inverse : le paradigme essentiel de notre société aujourd’hui, c’est que le progrès technique permet de s’élever. Mais quand on y regarde bien, c’est faux : il a plus tendance à creuser des écarts qu’il n’en résorbe depuis 20-30 ans », explique Jérémy Lamri. Et pour illustrer ce point, il s’appuie sur l’exemple des IA génératives : « tout d’abord, quand on sait les utiliser, on fait en 2 mois ce que l’on faisait en 2 ans, indique-t-il, en ajoutant que parmi ses 8 ouvrages, son best-seller est celui qui a été écrit en 5 jours avec ChatGPT. Mais cela implique d’avoir accès à des méthodes, des manières de réfléchir, de savoir utiliser cette technologie … et cela creuse potentiellement un écart entre ceux qui y ont accès et ceux qui ne l’ont pas. » Mais les implications sont encore plus importantes : « Développer l’usage des technologies doit se faire en conscience et responsabilité, expose Jérémy Lamri. Conscience de ce qu’elle créé aujourd’hui et conscience de son impact dans le futur, et responsabilité, car lorsqu’on a conscience on ne peut plus faire semblant ». Dans les entreprises, aujourd’hui, ce sont plutôt les directions des systèmes d’information qui sont en charge de sensibiliser aux bonnes pratiques avec les IA génératives. « La fonction RH doit monter dans le train, comprendre l’impact et participer à la gouvernance de ces technologies », insiste Jérémy Lamri. Aujourd’hui, quand il est bien utilisé, un outil comme chatGPT permet de remplacer un cadre junior. « Mais que veut-on faire ? Être productif tout de suite ou investir pour demain ? Pour que le junior devienne un senior demain, il faut qu’il apprenne, en menant des projets, en ayant des responsabilités, etc. C’est de cette façon qu’il deviendra senior. Si au contraire, on le remplace par une IA, c’est une véritable bombe à retardement des talents (« talent bomb ») : les entreprises n’arriveront plus à attirer de jeunes profils qui seront sans cesse challengés par des IA, ce n’est pas épanouissant de devenir un ouvrier de l’IA, et ce n’est pas comme cela non plus que les entreprises pourront les fidéliser », conclut-il.
La difficulté avec l’évolution des technologies, c’est que même les plus grands chercheurs experts de ces sujets ne savent pas prédire ce qu’elles seront capables de faire et à quel horizon :
« ChatGPT4 est sorti 8 mois après que tous les experts rassemblés à San Francisco en juin 2022 estimaient de telles capacités des IA génératives pour 2030 ! », indique Jérémy Lamri.
« Aujourd’hui, elles nous surpassent en apprentissage, intéraction, mémorisation : ChatGPT4 est capable de passer le bac sans problème, voire même l’examen du barreau, et peut rivaliser avec des ingénieurs de niveau3 chez Google. Certes l’IA n’est pas capable d’émotions, mais sur tous les tests d’intelligence émotionnelle, les résultats sont meilleurs que chez les humains dans 90% des cas, car les IA génératives savent reconnaître les intentions dans des chaines de contenu. Les IA sont plus créatives que nous, elles proposent plus d’idées en 30 secondes que nous en 1H30 d’atelier d’intelligence collective en mode design thinking. Elles peuvent collaborer également. Elles seront toujours plus productives que nous à terme ! », insiste-t-il. Alors quelle société cela nous emmène-t-il ? Jérémy Lamri fait le parallèle avec l’arrivée du tracteur qui a révolutionné le secteur primaire, l’agriculture, avec un rapport de productivité de 400 par rapport aux ouvriers agricoles qui se sont alors tournés vers le secteur industriel en pleine expansion. C’est la théorie du déversement, dont on a retrouvé la mécanique avec la desindustrialisation et l’arrivée de l’informatique qui a permis le développement du tertiaire. Alors quand les machines sont en tout point supérieures et peuvent supprimer massivement des emplois dans le tertiaire (métiers de la relation client, tourisme, banque, assurance, …), « la logique voudrait que l’on créé un secteur quaternaire. C’est une théorie qui existe depuis les années 70, issue des nombreuses écoles des sciences sociales (Palo Alo, la socio-dynamique, la systémie, …). Si l’IA détruit de nombreux emplois dans le tertiaire et l’économie de la connaissance telle que nous la connaissons aujourd’hui, alors pour préserver notre modèle de société en conscience et en responsabilité, il nous reste le social, des activités qui nécessiteront des politiques publiques volontaristes, et de vrais partenariats entre institutions et entreprises », avance Jérémy Lamri.
Après la dématérialisation et la digitalisation des process RH, arrive le temps de la virtualisation :
« beaucoup de technologies de réalité virtuelle ont été conçues il y a 15-20 ans, à l’époque de nombreuses startup ont disparu avec la crise, et la technologie n’a pas beaucoup évolué depuis. Mais les GAFAM vont tous sortir leurs nouveaux casques de VR l’an prochain, explique Jérémy Lamri. Apple, avec son Apple visio Pro a compris que la VR, ce n’est pas le prolongement de ce qui existait mais une nouvelle techno à part entière avec le « spatial computing » qui va être capable de processer beaucoup de données graphiques et visuelles en temps réel, et ne sera plus limité par la puissance d’un ordinateur ou d’un smartphone… combiné avec une IA générative, il permettra de générer des environnements virtuels avec des avatars qui interagissent avec tel ou tel comportement. Ce sont des perspectives nouvelles pour le recrutement ou encore la formation par exemple », détaille Jérémy Lamri. Et l’on comprend là que la fonction RH a un rôle à jouer, non seulement pour virtualiser ses processus mais aussi pour être « le gardien du temple qui accompagne les usages, qui identifie ceux qui créent de la valeur, pour évangéliser, anticiper » précise Jérémy Lamri. Et d’ajouter : « ces technologies posent également le sujet de l’éthique et de la santé mentale : risque de dissociation de l’identité réelle virtuelle, surcharge cognitive, etc. Ces nouveaux usages ont besoin de cadre, d’être préparés ».
La blockchain est également une technologie à regarder de près selon Jérémy Lamri. Il rappelle que la blockchain permet de stocker et transmettre des informations de manière sécurisée dans de petites capsules qui ne peuvent pas être détournées et corrompues. « Elle est transparente : à chaque fois qu’une opération est réalisée, tout le monde peut le voir, et décentralisée car toutes les capsules et opérations ne sont pas stockées dans un ordinateur mais dans tous. A titre d’exemple, les bitcoins sont stockés dans 1 million d’ordinateurs … pour corrompre le système il faudrait pirater la moitié des ordinateurs ! », illustre Jérémy Lamri. Au-delà des intérêts pour les acteurs de la santé ou encore de la justice, la blockchain est certainement l’avenir (proche) des coffres forts numériques pour sécuriser contrats de travail et fiches de paie. Utilisée par des acteurs comme LVMH pour tracer les matières premières de leur produits et lutter contre les contrefaçons, ou encore par les constructeurs automobiles pour éviter les fraudes sur les compteurs, la blockchain est en train de structurer de nombreuses chaines de valeur et mérite que les RH s’y intéressent de près : « les usages de la blockchain sont très nombreux : en journalisme, elle peut sécuriser de l’information et permettre d’identifier des fakenews par rapport à des nouvelles officielles. On peut aussi y stocker des droits de vote : le jeton garantit le vote, anonyme et sécurisé. On peut y stocker des diplômes, des certifications, c’est une autre façon de penser le CV demain et surtout notre gestion des talents et de la formation », détaille Jérémy Lamri.
Utiliser les IA génératives sans oublier de développer nos soft skills
Les IA génératives sont basées sur un modèle de langage intelligent, le LLM (large langage model) capable de naviguer entre des concepts comme on relie 2 villes sur une carte. « A cela, on a ajouté un algorythme sémantique prédictif, c’est quelque chose que nous faisons tous naturellement très bien : finir la fin d’une phrase de quelqu’un ! Il permet de produire statistiquement la suite de notre pensée : il ne répond pas à notre prompt mais il donne la suite logique de notre pensée. Et en plus, il a été enrichi de notions de sémiologie, une énorme base de synonymes, antonymes… Du coup, plus le prompt est détaillé, meilleure est la prédiction », annonce Jérémy Lamri. Il nous invite à penser son utilisation non pas dans une logique purement productive, sans quoi nous serons rapidement dépassés, mais dans une approche réflexive : « au lieu de lui demander de trouver une solution à mon problème, je lui demande quelle question je pourrai me poser, comme le ferait un coach ou un mentor pour m’aider à développer ma réflexion et donc ma capacité d’apprentissage. GPT produit à la vitesse de la pensée, il produit l’information au moment où j’en ai besoin ». Pour Jérémy Lamri, les entreprises qui investissent dans la formation au prompting se trompent : apprendre à prompter est naturel, intuitif, c’est converser avec l’outil … Il invite à investir plutôt l’argent dans le développement de nos « soft skills », comme les 4C : créativité, esprit critique, coopération et communication. « On peut prompter en raisonnant simplement : donner un contexte général, ensuite le besoin, puis la demande c’est-à-dire la tache à effectuer, et ensuite les contraintes (délais, format, …). On prompte finalement comme on travaille avec quelqu’un … On n’a pas le réflexe de faire le lien entre la technonologie et les bonnes pratiques du quotidien », s’amuse-t-il.
IA et éthique : un cadre pour le futur du travail
Pour conclure cette masterclass, Jérémy Lamri remet le sujet de l’éthique au cœur du débat : « peu d’entreprise ont préempté ce sujet de l’éthique et décrit les bonnes pratiques dans un guide. Ce sont des problématiques qu’il faudrait pouvoir mutualiser et capitaliser mais qui dépassent largement l’échelle de l’entreprise et qui questionnent directement nos différences culturelles. » En matière d’IA et de recrutement par exemple, l’IA pourra avoir des biais, ceux de ces créateurs, ceux liés à ces données : questionner « l’éthicité » des processus, poser un cadre dans l’organisation sur l’usage des technologies et notamment un cadre qui permet la sécurité psychologique des collaborateurs, tels sont les vrais enjeux des RH selon Jérémy Lamri. « On est partis sur plusieurs années de révolution constante, donc la seule solution, c’est de faire sa veille, de tester, de monter dans le train tout en continuant à travailler sur nos softs skills et nos capacités fondamentales. Il faut sortir du sujet de la compétition avec l’IA pour vraiment repenser le sujet du travail, et accompagner les collaborateurs dans ces changements, et ce dans un monde en évolution permanente avec d’autres problématiques systémiques à prendre en compte, comme l’inclusion, ou encore la transition écologique ».
Tout un programme !
par Gaëlle Roudaut (ce billet a été 100% écrit par moi-même 😉