Le 25 février dans la soirée, au Pavillon de l’Eau, se tenait la 6e édition du Tribunal des Flagrants Délires RH, présidé par André Perret, co-fondateur du MagRH, et en présence du Procureur de la République incarné par son comparse François Geuze, et de l’avocat de la Défense en la personne de Patrick Bouvard, rédacteur en chef de RH Info. Un tribunal un peu décalé, librement inspiré de l’émission de France Inter, qui mettait au banc pour cette édition : le dialogue social. Parmi les témoins appelés à la barre, DRH et représentants syndicaux, sont venus exprimer leurs inquiétudes et leurs espoirs face au dialogue social français. Au menu, beaucoup d’humour et au moins autant de sérieux pour des témoignages et des réquisitoires très qualitatifs.
De mon côté, j'avais une place de choix pour cet événement dont je sketchnotais en live les interventions. Morceaux choisis.
Pour commencer, après une infiltration de plusieurs semaines dans le monde syndical, François Geuze, Procureur du tribunal, dénonce la mise en quarantaine du dialogue social, qui pourrait être victime du « Kronemburg virus ». Trêve de plaisanterie, le premier témoin est appelé à la barre. Après avoir décliné son identité et juré de dire toute la vérité rien que la vérité, Hubert Landier, auteur et expert des relations sociales, habitué à remettre sur pied des entreprises après de longues périodes de grèves, à chasser les fantômes comme à faire le ménage, rappelle que le dialogue social a un triple intérêt : il permet à la fois, de faire entendre les salariés, condition de la performance durable de l’entreprise, tout en évitant l’effet gilet jaune, un mouvement de revendication disparate. Il oppose ainsi une entreprise où le patron serait dictatorial et imposerait sa vision à l’ensemble du corps social, et une entreprise où le dialogue social permet le débat. Il rappelle que la culture statutaire de nos organisations, comme le rôle de l’Etat dans les négociations au niveau national, peuvent aujourd’hui contrarier le dialogue social, et propose trois évolutions pour encourager ce dialogue entre représentants des salariés et direction, dans l’entreprise : tout d’abord, partir des besoins de l’entreprise et de ses salariés pour proposer des évolutions au niveau supérieur (branches professionnelles, national, …), ensuite, comme en Allemagne et dans les pays nordiques, l'équivalent du CSE (Comité Social et Économique) devrait selon lui être dirigé par un élu et non par le chef d'entreprise, et enfin, il propose le principe de la délégation unique, autrement dit faire en sorte que les différents représentants des salariés s’accordent avant d’entrer en négociation avec la direction. Pour Hubert Landier, le dialogue social, dans les PME notamment, se pratique aussi au quotidien quand le chef d'entreprise déjeune avec ses équipes autour d'un sandwich ! Il rappelle également que le dialogue social pourrait être abordé avec les nouveaux embauchés dès leur arrivée dans l’entreprise : si le processus d’onboarding aborde aujourd’hui les chaussures de sécurité, ne devrait-il pas parler de la représentation du personnel ?
L’idée même de dialogue social, une notion floue, d’à peine 20 ans qui ressemble fort à un pléonasme, tient de l’opposition qui est faite entre capital et travail… Or, dans notre pays, le dialogue social associe également un 3e acteur à la table des négociations : l’Etat, ce qui rend parfois le dialogue moins fluide … Se mettre d’accord sur les règles du dialogue social, créer des instances idoines et leur donner le pouvoir de négocier, mettre en place des alliances ou faire des compromis en fonction des enjeux communs, sont autant de pistes pour renouveler le dialogue social, qui ne doit pas perdre de vue la solidarité entre branches professionnelles.
Gabriel Artero, est président de la métallurgie CFE-CGC, un syndicat qu’il présente comme RCBC « ni réformiste, ni contestataire, bien au contraire… ». Comme Rémi Bourguignon, à la barre en tant que professeur des universités spécialisés dans le syndicalisme, il constate que le changement s’impose en matière de dialogue social, et qu’il est temps de rebâtir un dialogue de qualité. Celui-ci s’appuierait sur la confiance, autrement dit, des erreurs assumées, des peurs surmontées, mais aussi sur l’intérêt qu’auraient les salariés à agir, intérêt qui s’obtient moins dans une stratégie défensive de faire peser des menaces sur leur emploi que sur une stratégie offensive, et enfin, il s’appuierait sur un diagnostic partagé, à savoir élaborer des plans équitables et surtout évaluer a posteriori le résultat de ce qui a été mis en place. Même si la dissymétrie de moyens entre syndicats et patronat est toujours pointée du doigt, le dialogue social est bien plus une affaire de loyauté entre les parties prenantes et d’investissement de chacun en vue d’obtenir un accord, dont au bout du compte, les salariés seront les juges de paix !
Jean-Christophe Sciberras était DRH chez Solvay et vient de rejoindre AXA pour la direction des relations sociales. Il propose d’utiliser 3 canaux pour associer tous les salariés au dialogue social : le management, les IRP et les outils de diagnostic et de baromètre du climat social. Conscient du phénomène de fond de désyndicalisation et du recul de l’intérêt des jeunes pour la question syndicale, il explique également que l’expression des salariés trouve aujourd'hui de nouvelles voies, notamment via les réseaux sociaux. Selon Jean-Christophe Sciberras, salariés, IRP, DRH sont tous dans le même bateau et ont intérêt à s’associer pour construire ensemble : le dialogue social commence par l'écoute et le respect des salariés, quelle que soit leur forme d’expression, dans la relation managériale, sur les réseaux sociaux, ... De nouveaux corps intermédiaires ponctuels vont émerger avec ces nouveaux canaux d’expression, s’éloignant peut-être des modèles de représentation structurés que nous connaissons, c’est selon lui, l’un des enjeux majeurs de l’évolution du dialogue social.
Autre grand témoin DRH, Alain Everbecq, DRH du Groupe Poclain, entreprise française qui connait en 2008 de grosses difficultés financières avec plus de 40% de baisse de son chiffre d’affaires. Conscient que la richesse de l’entreprise réside dans son capital humain dont elle ne peut se séparer, la direction signe avec l’ensemble des IRP un accord historique, encadrant une baisse de 20% des salaires et une réduction de 20% des temps de travail afin de maintenir les salariés (qui le souhaitaient) dans l’emploi et ne pas réaliser de PSE. Un bel élan de solidarité et peu de départs finalement (pour motif sui généris, L12-22 8) et un accord qui a, par la suite, inspiré un ANI sur le maintien dans l’emploi ou encore le texte Sapin. Au bout d’un an, l’entreprise revenue à l’équilibre a pu redistribuer ses bénéfices à ses salariés sous différentes formes et compenser le manque à gagner de l'année précédente. Ce dispositif exceptionnel s’est appuyé avant tout sur la confiance et le consensus, selon Alain Everbecq. C’est pour lui, l’ingrédient essentiel qui permet l’équilibre entre les parties prenantes dès lors que les missions de l’entreprise sont alignées avec les emplois de chacun.
Témoignage suivant, celui de Pascal Bernard, actuellement DRH des ministères sociaux et qui doit faire face comme il le dit « à une certaine forme de schizophrénie » entre le contexte national, l’environnement de la fonction publique et les personnes en place… En gardien des équilibres entre les injonctions de l’Etat et la réalité des équipes sur le terrain, passant des inspecteurs du travail aux profs de sport, il a mis en place une organisation RH avec des interlocuteurs propres à chaque métier. Pour lui, développer l’engagement des collaborateurs reste l’enjeu majeur.
Pascal Pavageau a été secrétaire général de Force Ouvrière d’avril à octobre 2018. Il fait le constat que nous vivons une période de rupture avec le contrat social français, tel qu’il est né, après-guerre, de la concertation Etat/organisations syndicales/organisations patronales, et qui a vu naître la sécurité sociale, la revalorisation des salaires, des accords collectifs couvrant plus de 80% des salariés ou encore le droit à la formation. Les différents présidents et gouvernements qui se succèdent depuis 2007 n’ont, selon lui, pas encouragé le dialogue social mais bien au contraire, en politisant les syndicats, en favorisant la dispersion de la norme sociale, en jetant à l’eau des représentants des salariés même pas formés à la négociation, ils ont contribué à décrédibiliser les organisations syndicales. Pascal Pavageau invite également à distinguer les organisations et leurs appareils, de la multitude de leurs adhérents qui représentent eux le vrai visage, militant, du syndicalisme. Enfin, il nous alerte sur le vide laissé par le syndicalisme traditionnel qui offre un boulevard à des bastions communautaristes voire fascistes.
Pour finir, Stéphane Chevet, anciennement secrétaire national de la fédération Communication conseil culture de la CFDT, rappelle qu’il faut sortir d’une vision du travail labeur et permettre à tous les salariés de contribuer à quelque chose de plus grand. Il propose de faire que toutes les voix de l’entreprise comptent, non pas dans une logique de démocratie liquide où elles seraient diluées mais dans une approche de démocratie partagée : ainsi, en construisant ensemble, élus, direction générale, salariés, dans un rapport gagnant-gagnant, à partir des attentes des clients, de celles des salariés et des besoins de l’entreprise, le dialogue social pourra être réinventer … Selon lui, les syndicats aussi doivent faire leur « syndisruption », dans le contexte actuel de transformations du monde du travail : "le problème autour du dialogue social est peut-être moins l’outil que la manière dont les acteurs s’en servent aujourd’hui", dénonce-t-il.
« Nous avons tous besoin d’un collectif qui ne s’exprime plus dans le travail » indique François Geuze en sa qualité de Procureur du Tribunal, demandant pour le dialogue social et tous ses acteurs des travaux d’intérêt généraux. Pour réintroduire la dimension sociale du travail, il invite à plus d’écoute, de reconnaissance des points de vue, d’ouverture aux enjeux de chacun, à plus d’ « intelligence des situations » : c’est dans ces conditions que des collectifs de travail pourront émerger et permettre à tous de se réapproprier le travail.
Si la culture des petits chefs à la française, déjà dénoncée en son temps par Jules César, empêche les organisations syndicales de travailler ensemble et n’encourage pas le dialogue social, il n’en reste pas moins qu’il est urgent de le réintroduire, sans quoi l’entreprise totalitaire imposera ses choix à ses collaborateurs sans prendre en compte leurs besoins spécifiques. Comme la marque employeur, levier d’attractivité et de fidélité des salariés, Patrick Bouvard, avocat de la défense du dialogue social, propose de créer une marque syndicale, propre à chaque organisation, qui prendra en compte les attentes des salariés et permettra de concilier performance économique et sociale dans une entreprise durable. Un beau programme qui a valu au dialogue social d’être acquitté par les 200 membres du jury présents dans la salle. A suivre !
Pour retrouver l'ensemble de mes sketchnotes (car elles ne sont pas toute publiées ici), rendez-vous sur le blog d'André Perret >> http://dpmassocies.over-blog.com/2020/02/gaelle-et-monsieur-patate-au-tribunal.html
par Gaëlle Roudaut